L’Oracle

L’histoire se déroule au début des années 90. Je devais avoir onze ou douze ans à cette époque, un âge relativement précoce qui aura de l’importance dans la suite de ce récit. Je quittais à peine le monde confortable de l’enfance pour poser un premier pied dans celui, plus tourmenté, de l’adolescence. Je n’avais encore aucune idée de l’âge auquel je mourrais et savais juste que ce n’était pas pour tout de suite. En réalité, je n’étais pas vraiment le genre d’enfant à penser à la mort. Enfin, pas tant que ça. En revanche, l’infini me faisait déjà un peu peur, la nuit, lorsque le sommeil ne venait pas. Mais ça, c’est une autre histoire qui fera peut-être, l’année prochaine, ou pas, un nouveau conte de Noël.

Ce jour-là, ça devait être un mercredi midi, en revenant de l’école, aux alentours de treize heures, je traversai une galerie commerçante de Namur, où je vivais à l’époque, chez mes parents et avec ma grande sœur Véronique. Nos parents travaillaient tous les deux et nous laissaient assez libres et j’avais donc souvent le temps de me balader en ville avant de rentrer ou d’aller passer l’après-midi chez un ami.

Au cœur de cette galerie dont j’ai oublié le nom, je tombai soudain sur une sorte de « salon de la voyance » improvisé entre une fontaine en marbre beige et des vitrines de vêtements de marques de cette époque pas si lointaine où les jeunes s’habillaient en Chipie, Chevignon et autres marques hors de prix qui n’avaient de sens que dans l’optique où certains pouvaient les acquérir et d’autres pas. Face à moi se dressait un public clairsemé de personnes grises et dégarnies et, face à eux, une animatrice blonde, micro en main, debout sur une scène, à côté d’une roue d’un mètre de diamètre et divisée en douze segments représentant les signes du zodiaque. Elle essayait tant bien que mal de conserver son public éveillé, ce qui ne semblait pas gagné d’avance. Était-elle une spécialiste de la voyance ? Peut-être faisait-elle ça ce jour-là tandis qu’elle faisait déguster des bouts de saucisson dans un supermarché le jour précédent ? Comment savoir ?

Tandis que j’arrivais vers eux, obligé de passer devant la scène pour rejoindre la sortie de la galerie, l’animatrice fit tourner la roue, dans un grand geste énergique, un peu comme un animateur de jeu télé qui voudrait nous faire gagner un peu d’argent de poche pour aller acheter des choses dont nous n’avons pas besoin. Et au moment précis où je passai devant, la roue s’arrêta sur la portion représentant le signe du Capricorne. L’animatrice lança alors vers l’assemblée passablement endormie : « Alors, y a-t-il un Capricorne dans la salle ? » Comme je suis né le 15 janvier 1979 et que je me trouvais juste devant elle à ce moment-là, je lui répondis du tac au tac et avec la plus naïve sincérité du monde : « Oui, moi. » Pourquoi ai-je répondu ? A priori, sa phrase ne m’était pas adressée, mais au public assis en face. Pourquoi n’ai-je pas poursuivi mon chemin ? N’avais-je nulle part où aller ? Mystère. Ce qui est sûr, c’est que ma réponse a fusé, comme si elle ne m’avait pas demandé la permission de sortir.

L’animatrice me regarda alors tout sourire, sans être spécialement étonnée de mon jeune âge, comme s’il n’y avait pas d’âge pour s’intéresser à son avenir, le plus tôt étant même le mieux, et me lança : « Bravo, jeune homme ! Vous avez donc gagné une séance de voyance gratuite ! » Comme je devais la regarder avec un regard un peu penaud, l’air de dire « Ah, bon ! Mais… Quoi ? Quand ça ? », elle me fit signe de la suivre vers une sorte de tente improvisée au milieu de la galerie commerçante, juste derrière la scène, une tente d’une taille assez conséquente que je n’avais pourtant pas encore remarquée. Docilement, je la suivis et pénétrai dans cet espace sombre.

À l’intérieur, une vieille femme était assise derrière une table, éclairée par une sorte de lampe de bureau à bas prix. À quoi ressemblait-elle ? Ressemblait-elle à une voyante ? À quoi ressemble une voyante ? Je n’en sais rien car je n’en ai jamais plus revu. À mieux y réfléchir, je crois me souvenir qu’elle était assez petite, portait des lunettes et avait des cheveux bruns-gris bouclés. Appelons la Pierrette pour lui donner plus de substance et postulons qu’elle ressemblait grosso modo à une voyante.

Pierrette m’invita à m’asseoir face à elle et je m’exécutai sans aucune résistance. Aussitôt après m’avoir demandé mon prénom et ma date de naissance, elle demanda à voir ma main droite et je la lui tendis, toujours aussi docilement, comme si je savais pourquoi j’étais venu. Je ne lui dis rien d’autre et la laisser m’ausculter. Après quelques minutes, tout au plus, la voyante me fixa droit dans les yeux, d’un regard sombre, afin de rendre un verdict qui allait se fracasser sur moi tel un marteau sur un clou : « Jeune homme, je vois dans votre main que vous aurez une vie professionnelle très réussie, mais en revanche, je vois aussi que votre vie sentimentale sera très compliquée. » Il faut bien vous rappeler que la personne qu’elle a en face d’elle, à savoir moi, est un jeune adolescent totalement puceau et encore très loin de toute ambition professionnelle. Pourquoi lui avoir lancé ça, comme ça, sans prendre de pincette ? Pourquoi lui avoir dit qu’il ne serait jamais vraiment heureux d’un point de vue relationnel et sentimental ? Y avait-il là une espèce de sadisme ? Une vengeance à l’égard des hommes ? Ce jeune garçon lui rappelait-il son premier amour qui l’avait trop vite quittée pour une autre ?

Comme j’étais timide à l’époque, du moins quand j’étais seul avec des adultes que je ne connaissais pas, je l’ai remerciée plutôt poliment, sans oser lui demander quoi que ce soit d’autre, pour m’enfuir au plus vite. À quoi ai-je pensé quelques secondes plus tard, lorsque je me suis retrouvé seul dans la rue ? Je devais sans doute avoir cette sensation étrange d’avoir vécu quelque chose d’irréel, comme un rêve éveillé. En même temps, je n’ai pas le souvenir d’avoir été traumatisé. De toute façon, tout ça me semblait loin et ne me concernait pas dans l’immédiat. C’était surtout un moment très étrange que je venais de passer et je préférais oublier cette expérience au plus vite.

J’ai souvent repensé à ces mots au cours de ma vie, notamment lorsque je devais faire face à une réussite professionnelle ou à un échec amoureux. Et, selon moi, le simple fait de les mettre en relation avec des événements de ma vie, même sans croire en un lien de causalité entre eux, pose déjà la question de la superstition à laquelle il me semble qu’on ne peut échapper si facilement, en se cachant derrière le masque de la rationalité.

Je n’en veux finalement pas tellement à cette Pierrette. Je me dis qu’elle était là, engagée pour un salaire de misère pour faire des consultations gratuites, elle attendait seule dans sa tente minable, un jeune garçon arriva, elle fit son job, lui lut rapidement les lignes de la main et lui dit ce qu’elle a cru y voir. Elle n’était pas psy et n’était pas là pour me rassurer, non, elle, son job, c’était de dire l’avenir, sa vérité, et elle n’était pas censée savoir que je m’étais retrouvée là face à elle un peu par hasard.

Aujourd’hui, je vis à Bruxelles, j’aurai trente-sept ans en janvier prochain, ma vie professionnelle d’auteur et d’éditeur ne se passe pour le moment pas trop mal (croisons les doigts…) et ma vie sentimentale, comme beaucoup d’autres, n’est certes pas simple, mais pas malheureuse non plus. Une question me poursuivra cependant toute ma vie : aurais-je la même vie aujourd’hui si je n’avais pas emprunté ce raccourci de la galerie commerçante, ce jour-là ?

Bruxelles, le 24/12/2015

Publié par Edgar Kosma

Auteur / Comédien / Stand Up

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