Les Pantoufles

Lundi 19 décembre 2016, j’étais l’invité d’une émission de radio pour faire la promotion de mon nouveau roman Là où ça fait mal.

Je sortais d’un lunch quelque peu arrosé avec une amie, et le moins que l’on puisse dire, c’est que je n’étais pas très concentré pour la dernière émission de cette tournée promo.

Sur place, le ton de l’émission était assez léger – ça ne s’appelle pas C’est presque sérieux pour rien – et les chroniqueurs m’ont les uns après les autres lancé l’une ou l’autre blague ou jeu de mots un peu facile à propos des doigts de la main, puisque le roman en question parle d’un type qui perd ses doigts dans ses rêves et qui découvre effectivement ne plus les avoir au bout de ses mains lorsqu’il se réveille, ce qui le trouble un peu, le pauvre gars, ça se comprend bien, non ?

Les minutes s’écoulaient donc dans une relative bonne humeur lorsque, à un moment donné, Walid, l’animateur, m’a demandé si je me souvenais d’un moment de honte durant mon enfance.

Je n’ai pas trop compris le pourquoi de cette question par rapport au livre, ni même le lien par rapport à ce qui venait d’être dit, mais comme je vous l’ai dit, je n’étais pas trop concentré ce lundi-là, en partie à cause du Saumur-Champigny du midi qui était d’ailleurs très bien équilibré.

Bon joueur, j’ai jeté sur la table la première chose qui me passait par la tête, comme on s’y attend dans ces émissions de divertissement : « Un jour, j’ai été à l’école en pantoufles ! »

Il faut bien admettre que cela ne répondait pas tout à fait à la question, quoique. Ne s’agit-il pas d’un type de honte un peu comparable à celles que l’on peut ressentir dans ces rêves où l’on est nu dans un lieu public, entouré de gens habillés, qui nous dévisagent froidement ? En ce sens, on était finalement en plein dans les angoisses et phobies du roman et, après coup, ma réponse n’était donc finalement pas tant dénuée de sens.

Mais pourquoi ce souvenir m’est-il revenu à ce moment, alors que je n’y avais plus pensé depuis des années ? Et pourquoi ai-je lancé ça comme ça, en direct, sur une radio généraliste à une heure de grande écoute ? Il est trop étrange d’imaginer les milliers d’automobilistes coincés dans des embouteillages, sur la E411 ou dans les tunnels bruxellois, en train d’apprendre cette information :

— Putain, t’entends ça chou, ce Kosma, je ne sais pas qui c’est mais il a été à l’école en pantoufles quand il était petit !

— Oh putain, quel con !

Et parmi tous ces auditeurs, cela a peut-être rappelé des souvenirs un peu similaires, ces petites hontes du quotidien que les autres ne se privent pas de nous faire ressentir lorsqu’on ne correspond pas aux codes en vigueur : chaussettes ou chaussures non assorties par distraction, morceau de papier toilettes qui reste accroché à l’arrière du pantalon ou tache d’urine sur un vêtement en sortant des WC…

Aussi absurde soit-elle, l’histoire de ces pantoufles reste un de mes premiers souvenirs : fictions primaires qui ressemblent légèrement à des rêves, situations un peu bizarres où il ne passe pas grand-chose et à laquelle on assiste comme une sorte de spectateur passif de sa propre existence.

Avant de vous le raconter, voici d’abord ce que je considère comme étant mon tout premier souvenir : je suis assis à l’arrière d’une voiture et je passe devant un fleuriste, le long d’une chaussée à Namur, je le vois, puis la voiture s’éloigne et je ne le vois plus. (Oui, c’est un premier souvenir encore plus banal, je m’en rends bien compte, mais que voulez-vous, je ne vais quand même pas m’inventer un faux premier souvenir pour vous faire rêver, si ?)

Bref, revenons donc à ce fameux souvenir des pantoufles. J’étais en maternelle et devais donc avoir 4 ou 5 ans, ce qui place donc cette histoire à vue de nez en 1983 ou 1984. Comme chaque matin, je m’étais levé, avais petit-déjeuné et me préparais pour aller à l’école, et je suppose qu’à cet âge-là, c’est ma mère qui devait encore m’aider à m’habiller, voire même m’habiller complètement. Une fois prêts, nous sommes donc partis en voiture et j’en déduis que ça devait être aux alentours de huit heures. Je me souviens qu’il n’y avait que moi et ma mère dans la voiture. Ma mère conduisait et j’étais assis à l’arrière, comme un enfant de cet âge-là. Où était ma grande sœur ? Je n’en sais rien. Elle allait pourtant à la même école, elle était alors déjà en primaire, mais je suis certain qu’elle n’était pas dans la voiture ce matin-là. Y avait-il la radio ? Je ne m’en souviens pas non plus. Ce dont je me souviens, c’était qu’à l’époque, je m’amusais à regarder les autres voitures sur la route et spécifiquement les phares que je n’arrivais pas à ne pas appréhender comme des yeux. Et selon les voitures, je voyais différents types de regards : gentils (souvent les voitures françaises), méchants (souvent les voitures allemandes), tristes (souvent les voitures russes, il y avait encore des Lada à cette époque…)

Le trajet ne durait qu’une dizaine de minutes et lorsque nous sommes arrivés sur le parking de l’école (une école catholique où mes parents nous avaient inscrits, ma sœur et moi, plus par proximité géographique que par conviction spirituelle) et que je suis descendu de la voiture, je me souviens très bien que c’était par la portière arrière droite, ma mère qui était sortie pour m’ouvrir s’est exclamée : « Mais enfin ! Tu es encore en pantoufles ! » Et dans mon souvenir, elle m’a lancé ça comme si, d’une certaine manière, j’y étais un peu pour quelque chose de ne pas m’en être rendu compte, alors que c’est peut-être elle qui avait oublié ce dernier détail, puisqu’elle était en charge, si pas de mon habillement complet, au moins de sa validation finale. Étais-je moi-même en âge de savoir que je ne devais pas me trouver en pantoufles à ce moment et à cet endroit ?

Je dois être honnête avec vous et vous avouer que mon souvenir s’arrête déjà là, sur ce sentiment de honte d’avoir fauté et de ne pas correspondre aux strictes attentes de la société. Les questions essentielles restent en suspens : sommes-nous rentrés à la maison chercher mes chaussures ? Ou ai-je passé la journée à l’école en pantoufles ? Si oui, ai-je été humilié pendant toute la journée par mes affreux camarades de classe ? Est-ce que cela a créé un traumatisme irréversible chez moi et est-ce plus tard devenu une force ? Ou est-ce que toute cette histoire n’est finalement pas un peu passé inaperçue ? Je ne le saurai certainement jamais.

Je devrais peut-être un jour demander à ma mère si elle se souvient de cet épisode de mon enfance. Je le ferai la prochaine fois que je la verrai. Si je ne l’oublie pas à nouveau d’ici là.

Bruxelles, le 31 décembre 2016

Publié par Edgar Kosma

Auteur / Comédien / Stand Up

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