20 ans / De l’autre côté

21:59

J’ai dormi plus de sept mille trois cent fois sur ce lit. Sans compter les siestes. Et personne n’est jamais venu vérifier l’état du matelas. Faut dire que je ne m’en suis jamais plaint. J’ai passé autant de temps entre ces quatre murs que partout ailleurs, lors de ma première moitié de vie. Passer. Ici, le temps ne fait que ça. Lentement. Les gens aussi. Sans faire de bruit.

22:11

Le calcul est simple : j’ai quarante ans et suis ici depuis vingt ans. Résultat : deux décennies étripées, vidées, gaspillées pour un braquage qui a mal tourné. Surtout pour la caissière. Pauvre fille… Et pour le flic aussi. Lui, en me tirant dessus, l’avait bien cherché. C’était son boulot… Quel gâchis. Tout ça pour quelques milliers de francs. Qu’en aurais-je fait ? Je me le demande toujours. Il y avait juste de quoi s’acheter une BMW d’occasion, ça ne valait vraiment pas le coup. Mais je ne pouvais pas le savoir, ça. On m’avait dit que le fourgon passait le vendredi. Si je m’en étais tiré, aurais-je vécu terré, comme une bête farouche, avant de recommencer ? Tout acte m’aurait finalement conduit ici. Comme si je n’existais que pour ça. Comment ai-je pu être si con ?

22:36

Vingt ans de prison, c’est surtout vingt ans de solitude. Et, croyez-moi sur parole, le temps semble bien long lorsqu’il n’est pas partagé. Bien sûr, j’ai entretenu des contacts avec certains détenus mais ils n’étaient souvent que de passage, et pas très bavards non plus. Ici, les sentiments se ravalent avant d’être perçus et les mots rentrent vite dans le rang. Le prof de maçonnerie était sympa avec moi mais la formation a été arrêtée le jour où un type a essayé de lui planter une truelle dans la tête. On ne l’a plus jamais revu. Ma mère est la seule à venir me rendre visite. Chaque premier dimanche du mois, entre dix et onze heures, on se retrouve au parloir. C’est un peu notre messe. Ou plutôt notre confessionnal. Ma mère part tôt de chez elle, marche jusqu’à la gare, été comme hiver, où elle prend un train jusqu’à la ville, avant de monter dans un bus qui la dépose en face de la prison. Quatre heures de trajet pour me parler une heure. Qui d’autre ferait ça chaque mois depuis vingt ans ? Elle avait quarante-sept ans lors de mon incarcération et, aujourd’hui, bien qu’elle se soit toujours abstenue de m’en faire part, tout ça devient pénible pour elle. Je me réjouis toujours de ses visites, même si je n’ai jamais grand-chose à lui dire. Que pourrais-je lui confier ? Mon semblant de vie, mon néant, mon ennui ? Ce sont des choses qui ne se disent pas. Alors, plutôt que de lui parler de mes minces espoirs, je l’écoute : un de ses chats s’est fait écraser en face de chez elle, elle a fleuri la tombe de mon père, elle a adopté un nouveau chat et n’ose pas lui donner un nom car elle a déjà peur de le perdre, un cancer s’est déclaré dans la gorge du voisin, du lierre se propage partout autour de la maison et personne n’est là pour le tailler… Tout cela ne m’intéresse pas vraiment. Mais je bois ses paroles comme je prends tout ce qui peut faire passer le temps. Chaque seconde est une victoire. Contre quoi ? Une différence essentielle sépare les gens libres des autres : les premiers rêvent du ralentissement du temps, les seconds espèrent son accélération. Mis à part maman, personne n’est jamais venu. Au début, il y a bien eu quelques amis ou membres de la famille. Ils semblaient mal à l’aise de me voir ici. J’étais là pour trop longtemps. Plus rien n’était envisageable. Je soupçonne certains d’en avoir profité pour venir voir à quoi ressemblait la réalité de ce côté. Ceux-là ne me regardaient jamais dans les yeux.

23:46

Il m’arrive quelquefois de discuter avec Raoul, le gardien qui apporte le repas de midi pendant la semaine. Je me suis souvent surpris à l’attendre. Mon ventre est réglé comme une horloge. Il frappe toujours entre 12h23 et 12h29 et, à travers le judas, me demande si tout va bien. « Ça pourrait aller mieux… », dis-je, sans subterfuge, tandis que le plateau vide du matin s’échange contre le nouveau, jamais assez plein à mon goût. Raoul m’appelle toujours par mon nom. On parle parfois de la météo, d’une modification dans le règlement d’ordre intérieur ou des résultats de foot. C’est un supporter de Barcelone. Comme moi. Il m’a dit récemment que depuis que Guardiola est entraineur, ils sont encore plus forts que sous les ordres de Cruyff. Ça m’a fait tout bizarre. Moi, Guardiola, je ne l’ai connu que comme joueur. C’était l’ancienne génération. La mienne.

00:21

Il y a vingt ans, je pensais naïvement que l’argent m’offrirait la liberté et que celle-ci serait sans limite. Il en a été tout autrement. Vingt ans, c’était aussi l’âge de la caissière. Le premier coup est parti tout seul mais personne ne m’a cru. Pour les suivants, je n’étais plus vraiment moi. Vingt ans, c’est peu. C’est beaucoup aussi. Ça dépend de quel côté on se trouve. Comme toujours.

00:42

Ma cellule est mon seul horizon. Huit mètres carrés, vue plongeante sur la cour, un lit, une table, une chaise, une étagère, une toilette, un lavabo, un miroir et une télévision. Si le miroir est le meilleur moyen de prendre conscience du temps qui passe, la TV s’avère être le plus confortable pour le faire passer. Je l’ai pas mal regardée durant les premières années, quand la masse de temps, face à moi, me paraissait insurmontable, mais je m’en suis peu à peu désintéressé. Ces gens, beaux, riches et libres, consommant sans se soucier ni de l’avenir ni de moi, se plaignant de tout ou de rien, inconscients de leur chance et de leur bonheur, me dégoûtaient profondément. Qu’ils soient réels ou fictifs n’y changeait pas grand-chose. Voir ces villes, ces corps, ces mers que je ne pouvais ni sentir ni toucher m’étouffait. Les concepteurs de programmes pensent-ils aux vieux, aux pauvres, aux fous, aux détenus qui les regardent ? Peut-être ne pensent-ils qu’à nous. Mais pourquoi n’éprouvent-ils aucune culpabilité ? Question d’argent, réponse d’argent. L’intégration de la télévision dans les cellules est un élément constitutif du système punitif, visant à nous rappeler sans relâche notre passé et notre condition. Pourquoi me serais-je puni ? Une peine me suffit.

01:23

Il a dû se passer tant de choses dans le monde en mon absence, tandis que j’observais chaque jour le même carré de ciel, tantôt bleu, tantôt gris, souvent noir. Je ne connais rien du monde qui m’attend et serais un bien piètre candidat à Questions pour un champion. À vingt ans, je n’étais déjà pas très instruit mais là, je suis peu à peu devenu le champion des ignorants. Toutes catégories confondues. C’est que la prison fonctionne comme un coma artificiel. Comment s’appelait encore l’animateur de cette émission ? Ma mère, qui la regardait tous les jours, l’aimait bien. Je lui demanderai. Peut-être qu’un jour, on la regardera ensemble. Bien qu’après autant de temps, ce serait étonnant qu’elle existe encore.

01:56

Il est difficile de porter de l’intérêt à un monde qui nous exclut. Lorsque j’en ferai à nouveau partie, il faudra que je m’adapte. Et vite. Est-il possible de rattraper le temps perdu ?

02:04

Il y a huit ans, ils ont ouvert une bibliothèque dans l’aile D. Pour y avoir accès, il faut être dans la catégorie A – ce qui signifie « détenu à potentiel agressif faible » –, faire une demande écrite au directeur puis attendre patiemment la réponse qui finira bien par arriver. Je me demande bien ce qu’il fait de ses journées, le directeur. Si la réponse est positive, un rendez-vous est fixé avec un gardien qui nous y accompagne. Beaucoup y vont une fois, empruntent un livre qu’ils ne lisent pas et n’y retournent plus. J’ai fait ma première demande quelques mois après l’ouverture et, quelques semaines plus tard, je recevais le laisser-passer. Entouré de ces imposantes piles de livres qui, pour moi, étaient tous un peu les mêmes, je me suis senti désarmé. N’en ayant jamais lu un en entier, il m’était fort difficile de choisir. Comme le gardien manifestait des signes tangibles d’impatience, j’en piochai au hasard, trois ou quatre pas trop épais. Je ne me souviens plus des deux ou trois que je n’ai lus qu’à moitié mais me rappelle encore très bien du dernier. Ça se passait à Los Angeles et c’était l’histoire d’un flic, un bon gars juste un peu trop ripoux, qui était chargé de retrouver un disparu. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il pataugeait dans son enquête comme jamais. Et au terme d’un suspense incroyable, on apprenait finalement que l’homme qu’il recherchait n’existait pas. Je l’ai lu jusqu’à la dernière phrase, presque d’une traite. Et pour la première fois, je ressentais un plaisir jusque-là inconnu. Une fois le livre refermé, j’ai envoyé une nouvelle demande au directeur, espérant qu’il soit plus rapide à la détente. Après quelques mois, je lisais plus vite et jetais mon dévolu sur les romans policiers et d’aventure. Comme la bibliothèque ne renouvelait pas très souvent son fonds, il m’est souvent arrivé de relire ceux qui me plaisaient. Peu m’importait le livre, l’auteur, le héros, l’époque ou le lieu. Un jour, j’étais perdu en mer avec un vieil homme et un espadon, le lendemain, voyageant dans un train avec un détective, plus tard, naufragé sur une île avec des indigènes… Avec eux, je me sentais libre. Peut-être plus que je ne l’avais jamais été. Pourtant, rattrapé par ma condition, je finissais toujours par refermer le livre. Combien de tours du monde aurais-je pu réaliser durant ces vingt ans ?

02:58

On ne nous place pas ici pour ça mais personne n’a les moyens de nous empêcher de rêver. C’est notre ultime liberté. Alors, on ferme les yeux. Et on attend que ça vienne. Pourquoi nous place-t-on ici ? Vingt années de détention n’y ont pas répondu.

03:11

Il faudra que je trouve un boulot. N’importe quoi. Tant que c’est réglo. J’ai assez perdu de temps. Il faudra que je bouge. Que je gagne ma vie. Mais que vais-je bien pouvoir faire, moi qui n’ai jamais rien fait, qui suis trop vieux pour faire des choses que je devrais encore apprendre ? J’ai suivi une formation de maçon ici, il y a quatre ans, mais les murs, c’est bon, j’ai donné, je ne veux plus en voir ! Je pourrais être chauffeur de bus. Ou de poids-lourd. Traverser l’Europe dans un camion, ça me ferait voir du pays. J’ai quarante ans et je n’ai jamais passé la frontière. Je me demande comment c’est de l’autre côté. J’ai une telle soif de liberté. Avec mon premier salaire, je m’achèterai une encyclopédie. Ou un dictionnaire. Un gros truc du genre, avec plein de volumes. Ça ne me fera pas de mal. Je pourrai les lire couché au soleil. Il me faudra aussi une grande étagère pour les ranger. Et pourquoi je ne postulerais pas dans une bibliothèque ? Un certificat de bonne vie et mœurs me sera-t-il demandé ? C’est bon, il ne doit pas y avoir tant d’argent qui y transite. Du moins, je crois. En fait, je n’ai jamais mis un pied dans une autre que celle d’ici. Ça pourrait le faire. Je tenterai ma chance. Au début, je pourrais toujours ranger les livres. C’est un métier d’avenir, ça. Des livres, y en aura toujours, non ?

03:30

Le plus étrange dans une longue attente, c’est qu’une fois que ça se termine, on ne se rend plus bien compte du temps que ça a duré.

03:36

Comment vais-je retrouver mes amis ? En vingt ans, tout a dû changer pour eux. Sont-ils encore vivants ? Beaucoup ont dû faire carrière, construire une famille, une maison. Sans avoir trouvé le temps de se soucier de moi. Seule certitude : ma mère habite toujours au même endroit. Ce sera donc mon point de départ. J’aurai besoin d’un annuaire téléphonique. J’espère qu’elle en aura un. Il faudra aussi que je me souvienne de leur nom. Je contacterai d’abord ceux dont le nom me revient. Peut-être m’aideront-ils à retrouver les autres. Pas certain qu’ils m’accueillent les bras ouverts. Me laisseront-ils approcher leurs enfants ? Verront-ils un ancien ami, le gamin de vingt ans qu’ils ont connu, ou un ex-taulard ? Dans un premier temps, je resterai peut-être un peu seul.

04:25

Qui sait ce que c’est d’attendre sa délivrance durant vingt ans ? À partir de combien de temps s’impatiente-t-on de l’autre côté ? Quinze minutes ?

04:39

Avec un peu de chance, j’ai encore quarante ans devant moi. Peut-être même un peu plus. Je fume beaucoup mais je m’entretiens pas trop mal. Et c’est pas avec ce qu’on mange ici qu’on engraisse. Ici, ce dont on rêve, c’est de tout ce qu’on n’a pas. Et ce qu’on n’a pas se trouve nécessairement ailleurs. De l’autre côté. Quand je sortirai, la première chose que je ferai, après avoir déposé mes affaires chez ma mère, sera d’aller faire un tour en ville. J’irai dans un café où je ne suis jamais allé, commanderai une bière et la dégusterai en fumant clope sur clope, sans que personne n’ait rien à me dire. Depuis le temps que je n’ai plus bu, je me demande l’effet que ça me fera. J’espère qu’il y aura des filles. J’en boirai peut-être une deuxième. Qui m’en empêchera ? Si j’en rencontre une, faudra qu’on aille chez elle. Chez ma mère, ce sera impossible. À mon âge… Surtout le premier soir. Ensuite, je rentrerai pour prendre un bain. Après vingt ans de douches tièdes, dans le meilleur des cas, je ferai couler chaude l’eau à m’en brûler la peau. Et le soir venu, si jamais, je pourrai toujours aller au bordel. J’aurai besoin d’argent pour tout ça. Combien ça peut bien coûter une fille aujourd’hui ? Je n’ai jamais touché un euro et n’ai jamais rien gagné honnêtement. Faudra d’abord que je trouve du boulot.

05:22

J’ai quarante ans et je ne connais pas plus le monde qu’un gamin de vingt ans. On n’a qu’une vie, ce serait trop con de mourir idiot. Où serai-je dans vingt ans ?

05:28

La liberté commence de l’autre côté de la porte. Mais où s’arrête-t-elle ? Les dernières années, voyager dans les livres m’a suffit. Je n’avais pas trop le choix. En réalité, j’aurais déjà été heureux de sortir quelques heures. Mais mes demandes de permission n’ont jamais été acceptées. Bientôt, si je le souhaite, je pourrai me rendre à l’aéroport, acheter un ticket pour une destination inconnue et m’envoler. Loin. Cette simple possibilité m’émeut. Ne serait-il pas fabuleux de parcourir l’Inde, le Japon ou les États-Unis, ces contrées lointaines que j’ose à peine imaginer ? Ce serait une belle revanche. J’ai droit à une deuxième vie.

05:59

Tandis que les premiers rayons du soleil pénètrent dans la cellule, le sommeil me gagne. Je rentre en phase de libération.

07:31

On frappe à la porte : « Jacobs, préparez vos affaires ! Voilà quelques sacs. On viendra vous chercher dans une demi-heure ! Soyez prêt ! » J’ai peu dormi et j’ai besoin de temps pour comprendre ce qu’il m’arrive. Des affaires, je n’en ai pas beaucoup, il ne me faut que quelques minutes pour les fourrer dans un des trois sacs en tissu. Après vingt ans à ne rien faire, je suis soudain pris d’angoisse à l’idée d’attendre quelques minutes. J’ouvre la fenêtre et allume une cigarette. Le soleil passe à présent au-dessus du bâtiment des femmes tandis qu’une mouche passe devant moi. Je suis son vol du regard. À huit heures précises, le bruit des clés dans la serrure précède l’ouverture de la porte. Je suis content de voir Raoul. « Il reste des livres sur la table… », lui dis-je, les pointant du doigt comme s’il ne les avait pas remarqué. « Pas de problème, me répond-il, on s’en occupera. Suivez-moi… » Dans le couloir, je voudrais lui parler mais rien ne sort. Il m’amène au secrétariat où un employé me fait signer quelques papiers et me rend mes effets personnels : six cent francs, trois clés, un briquet et ma carte d’identité, qui affiche mon profil juvénile. Je lâche : « On n’a plus vingt ans… ». L’employé, peu loquace, m’adresse un sourire compréhensif en guise de réponse. Je fourre le tout dans mes poches, sort dans le couloir et m’avance vers la porte. Raoul n’est plus là. J’aurais bien aimé lui serrer la main. L’ouverture automatique se déclenche. Il ne me reste plus qu’à la pousser. De l’autre côté, la vie n’attend pas.

08:13

© Edgar Kosma 2011 — Cette nouvelle a été publiée par le Service des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans le cadre de l’opération Fureur de Lire.

Publié par Edgar Kosma

Auteur / Comédien / Stand Up

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