Les sens et l’essence

Une salle d’attente comme on en trouve un peu partout, au milieu du septième étage d’un immeuble qui en compte treize. À l’intérieur, plusieurs personnes attendent. Sur la gauche, près de l’unique fenêtre de la pièce, une petite vieille et sa petite chienne couchée sur ses genoux ; en face d’elles, un homme obèse, d’une quarantaine d’années qui en paraît une bonne cinquantaine ; dans le coin gauche, un homme noir et aveugle ; dans le coin droit, un couple d’adolescents.

Je vois

Simone regarde, d’un œil discret, le gros monsieur qui mange en face d’elle et, d’un œil distrait, l’animation de la rue à travers la fenêtre : « De toute ma vie, je n’ai jamais vu quelqu’un manger de manière si répugnante ! Comme la façade de cette maison est amusante avec ces châssis mauves ! Il a un gros morceau de salade coincé entre les dents et il ne s’en rend même pas compte… Il y a encore beaucoup de circulation pour l’heure. On comprend pourquoi il est si gros, celui-là, quand on voit ce qu’il mange… Tiens, un avion ! Je me demande bien où ils vont ? Mon Dieu, si vous existez, faites qu’il ferme sa bouche, je vous en supplie… »

Jean-Marie regarde clandestinement les deux ados qui s’embrassent : « Cette petite a déjà des beaux seins pour son âge ; il a de la chance, le gamin ! Mais bon, c’est quand même pas une raison pour la foutre à moitié à poil. Surtout ici, devant tout le monde. Ils voient pas que je mange, non ? Ils pourraient au moins attendre que j’aie fini. Faut avouer que ça n’a pas l’air de lui déplaire à la petite… Elle a de l’avenir ; j’aimerais bien la revoir dans quelques années… Ah, si j’avais encore son âge à ce gamin, je m’en enverrais encore tous les jours des petites minettes comme celle-là. Et peut-être même avec des seins un peu plus gros… »

Tu sens

Maguy, allongée sur les cuisses variqueuses de Simone, perçoit grâce à sa formidable truffe toute une série d’odeurs qui échappent, totalement ou partiellement, aux humains environnants : la salive infectée de l’employé du fast-food qui stagne entre le steak haché et le pain de l’obèse, l’eau de toilette musquée de l’adolescente achetée sur un marché à un Polonais éméché mélangée à un gel prétendument océanique de l’adolescent, la merde de chien sèche dans laquelle l’aveugle a marché en sortant de chez lui, l’odeur singulière de sa maîtresse qu’elle seule connaît sur le bout des pattes et qui ressemble de plus en plus à celle du pigeon inanimé du parc, la fumée froide d’un tabac cacaoté imprégné sur un survêtement recouvert de taches de sueurs acides…

Cathy, prise sous l’assaut langoureux de Mike, reconnaît l’odeur du chien entre deux roulades de pelles : « Putain, ça pue le chien mouillé ici ! Quelle idée d’emmener son chien partout ! Il pourrait attendre ailleurs, non ? Cette vieille me rappelle ma tante Christiane qui traînait son caniche partout où elle allait. À tel point qu’elle devait se réveiller la nuit pour aller le promener et qu’il puisse faire ses petits besoins. Sinon, il ne se gênait pas pour les faire sur le tapis. On se demande vraiment qui est le maître de qui ? »

Il entend

Thierry entend toute une série de choses, différemment perceptibles pour les bien voyants : « Il y a quelqu’un qui est en train de manger ou de mastiquer quelque chose. On dirait un animal. Par là, j’entends une respiration. Elle semble difficile ; ça doit être celle d’une vieille personne. L’air a l’air d’avoir du mal à atteindre ses poumons. Combien de temps a-t-elle encore à vivre ? C’est peut-être pour ça qu’elle est ici… Là, il y a un fond de musique ; ce sont les mêmes vibrations que dans le bus. Et qu’est-ce que c’est, ces bruits discrets ? Un enfant qui suce des bonbons ? Ce sont des bruits de lèvres… Elles sont humidifiées par la salive… Oui, je suis sûr que ces lèvres ne sont pas sèches ! »

Alors qu’il embrasse goulûment Cathy, Mike a les yeux fermés et des écouteurs dans les oreilles qui diffusent de l’électro tout droit sortie de son iPod : « Boum, tchak, boum, boum, tchak, tsi, boum, tchak, boum, boum, tchak, tsi, boum, tchak, boum, boum, tchak, tsi, boum, boum, tchak, boum, boum, boum, tchak, tsi, tsi… »

Nous touchons

Simone caresse Maguy : La main droite de Simone parcourt mécaniquement le pelage de Maguy. Elle part de la tête et, une fois arrivée au seuil de la queue, la main quitte l’enveloppe canine et vient se replacer à l’endroit de départ, sur le haut du crâne du petit canidé. Les poils, longs d’une dizaine de centimètres, sont un peu gras et plein de nœuds. De temps à autre, la main rencontre une cicatrice ou une croute. Parfois, elle la gratte ; parfois pas. Cela dépend de sa taille et du niveau d’attention de Simone.

Mike pelote Cathy : « Oh, Cathy, comme ta peau est douce ! C’est encore mieux que mon survêtement en peau de pêche ! Ton grain de peau est plus lisse qu’un grain de sable d’une plage de Koh-Lanta… Comme j’aime tes petits boutons dans le dos ; surtout le plus gros, près de l’omoplate droite. Il me fait penser à ceux de ma commande de Playstation ! Comme j’aimerais pouvoir te caresser les seins, les prendre bien en main et ensuite caresser tes petits mamelons pour qu’ils deviennent bien durs… »

Vous goûtez

Jean-Marie engloutit un double hamburger, des grandes frites et un large soda en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire : À force d’exercer une pression sur les deux tranches du pain, l’huile contenue dans la tranche de viande et la sauce se mélangent en coulant dans sa bouche. Là, dans le creux, elles sont mixées aux frites qu’il n’a pas encore avalées. L’ensemble crée une sorte d’unité que les Américains du Nord et, par diffusionnisme, certains Européens appellent un repas. La vitesse à laquelle il ingurgite ce repas annihile quelque peu le goût de ses différents composants.

Mike et Cathy se roulent des pelles à en perdre haleine : À la manière d’un serpent satyriasique, la langue de Mike se fraye un chemin dans la bouche de Cathy. Celle-ci n’a d’autre solution que de l’ouvrir toute grande si elle ne veut pas passer pour une fille rigide. La langue de Mike goûte le tabac humide. Sa salive est encore imprégnée de la pita à l’ail qu’il a mangé deux heures plus tôt. Ses dents goûtent l’aspartame provenant incontestablement du soda light qu’il a bu parce qu’il n’y avait plus de regular dans le distributeur automatique du hall d’entrée de l’immeuble.

Ils sont

Simone, Maguy, Jean-Marie, Thierry, Mike et Cathy sont des personnages de fiction et sont le fruit de l’imagination d’Edgar Kosma. Ils ne voient rien, n’entendent rien, ne touchent rien, ne goûtent rien et, si vous tentez de les respirer, vous ne sentirez rien d’autre que le papier imprimé.

© Edgar Kosma 2011 – Cette nouvelle a été publiée dans le recueil collectif 25 minitrips en wagon-lit décapotable paru à la Renaissance du Livre.

Publié par Edgar Kosma

Auteur / Comédien / Stand Up

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :